Le corps malade | lieu d’émergence du sens






Par Andréanne Côté, 1er août 2013 

L’expérience de la maladie engendre, souvent de manière progressive, le sentiment que le corps est devenu « objet » de soin. L’auteure démontre l’importance de favoriser l’émergence d’un sens au cœur même de l’expérience que le corps est contraint de subir. Une invitation à intégrer les dimensions du corps et de l’esprit.

 
Parce que le corps est porteur du projet qui nous anime, on pourrait le croire puissant. Pourtant, il est à la merci du monde et sa fragilité est déroutante. On pense le connaître puisqu’il est constamment présent, mais jamais il ne se sera dévoilé à nous sous toutes ses faces1. Mais alors, qu’est-ce que le corps? Posez cette question au sculpteur, puis au danseur. Demandez ce qu’est le corps à l’adolescent, puis au vieillard. Comparez la réponse du malade, à celle de la personne qui le soigne. La variété et la variabilité des réponses possibles à cette question témoignent de la complexité du concept.
 
Autant de possibilités liées au corps se traduisent dans le paysage culturel et religieux par une richesse de représentations. En effet, la théorisation du corps et de la chair suscite depuis des siècles, intérêts et questionnements, mais le corps dont il est question ici est ancré au cœur d’une religiosité plus implicite, à la source d’un sens, d’une réalité transcendante, d’un lien privilégié à l’autre. Notre propos se construit à même l’expérience vécue de la maladie, puisque celle-ci représente une occasion unique de repenser le corps et de le découvrir sous un autre jour.
 

Le corps et la maladie

Le corps désenchanté, expression empruntée à Marie-Claire Célérier, réfère à la disparition de la faculté de s’étonner et à l’inaccessibilité d’un idéal artificiel fixé au temps où il était bien portant. À ce sujet, elle rapporte :

À l’opposé des facultés mentales du sujet qui sont maintenues souvent longtemps, voire jusqu’à la fin si aucun accident ne survient, le corps, lui, est marqué beau- coup plus tôt par une déhiscence que le sujet accepte mal2.

 
Le corps désenchanté est une réalité complexe que l’on préfère taire, puisqu’elle renvoie à l’idée de la mort du corps. Autrefois source de plaisir, il devient un lieu de douleur et d’impuissance. Le rap- port au temps s’en trouve ébranlé, alors que la nostalgie d’un passé révolu alterne avec l’angoisse d’un futur incertain.
 
L’expérience de la maladie s’exprime à même le corps, puisque c’est à travers lui qu’un malaise ou un mal-être se manifestent la plupart du temps. On parle alors de corps vécu. Quatre étapes se succèdent pour en décrire les principaux fondements3. Au premier niveau, une expérience préréflexive se construit à partir des sensations qui portent à la conscience du sujet, une partie de son corps. Au deuxième niveau, la sensation se clarifie. Elle s’associe à un inconfort ou à une incapacité. Au troisième niveau, la sensation est jugée anormale et l’idée d’une maladie potentielle y est reliée. C’est généralement à cette étape que le sujet peut être amené à consulter une aide. Ce n’est qu’au quatrième niveau que le diagnostic de maladie est posé à partir d’une construction naturaliste, objective et objectivante proposée par un tiers, le médecin bien souvent. C’est donc dire qu’une discordance plus ou moins grande existe entre le diagnostic médical et l’état de souffrance qui lui est associé en fonction de son contexte. Peu à peu, le corps vécu devient objet. Or, de rediriger l’attention tout entière vers un corps objet réduit le malade à l’organe qui fait défaut. Conscient de la contingence de son incarnation et de sa vulnérabilité, c’est son identité tout entière qui s’en trouve ébranlée. Puisque le sens de la maladie est intrinsèquement lié au fil narratif, il importe de considérer les éléments révélés au fil des différentes étapes de cette expérience.
 

Limite des sciences biomédicales à l’égard du corps

Le cas particulier de la médecine dans son rapport au corps n’est qu’une illustration parmi d’autres d’un ensemble de valeurs, de dogmes et de croyances qui touchent les différentes sphères de la société. Sur un fond de matérialisme et de consumérisme, il est incompréhensible d’avoir à porter en soi les pièces défaillantes d’une machine qui perd de sa vigueur, qui se démode.   À l’ère où est voué un véritable culte à la performance et à l’éternelle jeunesse, le vieillissement dérange. Ainsi projeté dans l’agir au détriment de l’être, le temps d’arrêt imposé par la maladie est pour sa part intenable.
 
Dans sa volonté de comprendre et de maîtriser le corps, la médecine moderne commet une première maladresse : le corps est décomposé, puis dissocié de son expérience sensorielle et vécue. Sa volonté d’expliquer la réalité en termes de lois causales objectives, quantifiables et universelles, est responsable de sa négligence envers l’expérience du sujet singulier. Aveuglée par les visées de cette quête, elle oublie parfois la raison pour laquelle elle a été interpellée, celle d’apporter un soulagement4.
 
Les progrès technologiques des dernières décennies ont participé au refoulement de la maladie et de la mort au point où elles ont été écartées de la conscience. Affirmant détenir les clés de la connaissance, la science fait office de nouvelle religion et les médecins, de nouveaux prêtres, de qui l’on espère bien sûr obtenir un miracle. De part et d’autre, la pression est forte : le médecin doit trouver le bon remède et le patient se doit de guérir. S’il en est autrement, la tentation est grande de procéder à davantage d’examens ou de faire l’essai de nouveaux traitements, le sentiment d’impuissance devant l’inexplicable étant insupportable. Le dommage infligé au corps dans l’attente d’être sauvé devient chose acceptable. La médicalisation prend dorénavant la forme d’un investissement outrancier du corps objet d’un élargissement de la catégorie du pathologique. L’acquisition d’un savoir fondé sur des données scientifiques quantitatives justifie en retour l’intervention médicale5. Cette tendance se répercute sur le malade en augmentant son sentiment d’incompétence. On lui retire peu à peu la confiance qu’il possède en ses propres capacités régulatrices, en sous-estimant la valeur des connaissances qu’il a pu acquérir au fil de son parcours.
 

Trouver un sens à l’expérience du corps

On trouve dans l’œuvre de phénoménologues6 modernes, dont Maurice Merleau-Ponty fait partie, une volonté de repenser la transmutation entre la prise de conscience du corps vécu et la genèse du sens au cœur même de l’expérience7. Pour parvenir à saisir cette subtilité dans la conceptualisation de la perception, un détour par le langage est nécessaire. En percevant le monde, en l’exprimant et en le transfigurant, le corps donne accès au sens, qui devient alors le point de départ d’un parcours méditatif. « La réflexion sur vie et sens, part du principe que c’est le sujet qui donne sens8 » propose Bénédicte Échard. Par son concept de spiritualité incarnée, elle explique que la dimension spirituelle s’élabore à partir du ressenti d’une vie intérieure, elle-même enracinée dans le vécu des événements et dans leur interprétation personnelle. Pour cette rai- son, les événements ne sont pas vécus de manière prévisible, constante et logique. Les réactions qu’ils suscitent diffèrent en fonction de la valeur qui leur est accordée et dépendent du contexte présent, passé et futur. Ce vécu se juxtapose à l’histoire narrative du sujet.
 
Ce vécu spirituel serait profondément charnel, en constante évolution et dépendrait des relations avec autrui. À travers le corps, la parole et le souffle, une rencontre avec l’autre s’établit et rend possible la croissance mutuelle de laquelle peut jaillir le sens. Comme l’écrit aussi Marc Richir, le corps vécu et perçu « joue un rôle-clé dans la rencontre interhumaine, dite « intersubjective », et c’est là même qu’il se révèle comme un être de sens et de langage9 ». C’est que le sujet s’approprie son corps, en découvre les limites et les méandres à partir de ses échanges avec autrui, de qui il obtient le reflet de sa propre humanité.
 

Favoriser l’émergence du sens au cœur de la maladie

En faisant un détour par la mythologie grecque pour replonger à l’époque où les soins du corps constituaient la base de ce qu’allait devenir la médecine moderne, il est possible de mettre en tension la médecine d’Hippocrate, plus interventionniste dans son approche, au culte d’Asklepios, plus centré sur l’expérience subjective du malade dans sa quête d’unité10. Dans ce second modèle, soigner consiste à créer un environnement propice au processus d’autoguérison présent en chacun de nous11. Pour ce faire, les approches intégrant le corps (méditation, massage, activités physiques, danse) sont encouragées, de même que le processus créatif sous toutes ses formes (dessin, littérature, musique).
 
L’attitude d’un soignant qui faciliterait l’émergence d’un sens à la maladie s’inscrit davantage dans une présence silencieuse et dans une écoute attentive. En effet, les éléments à la source du sens prennent racine au cœur du discours racontant l’expérience subjective de la maladie. Cette présence empathique implique de la part de l’accompagnant, une prise de conscience de sa propre fragilité, symbole de son humanité. En acceptant sa finitude et celle de l’autre, le soignant accepte aussi les limites de ses interventions. En se libérant du poids de l’impuissance, il évite par le fait même de projeter sur le malade le désarroi que pourrait lui occasionner la manifestation vivante et incarnée d’un échec à pouvoir tout contrôler12.
 

Soulager en travaillant avec le corps

Pour alimenter ce processus d’autoguérison dont il est garant, il faut encourager l’expression du corps, puis être ouvert à son langage. La correspondance qui s’établit ne se restreint pas à l’univers des mots; elle dépasse la seule conversation verbale. À cet effet, les auteurs sont nombreux à s’intéresser aux propriétés rassurantes du toucher, de même qu’à sa capacité de contenir et renforcer le sentiment d’existence par un réinvestissement corporel13. Les soins globaux permettent de transcender la dualité corps/esprit, où les soins physiques sont adressés uniquement au corps, la parole et l’écoute, à l’esprit. Travailler à partir du corps est alors une façon de vivre l’ici-maintenant, de savourer l’instant et d’y être pleinement présent. Les soins du corps sont donc des occasions de trouver du plaisir dans les sensations simples, de reprendre contact avec soi, de se sentir vivre et exister au-delà de ses imperfections14. Il faut tout de même faire preuve de prudence, puisqu’il arrive que le travail du corps revisite les souvenirs traumatisants d’une histoire enfouie, autre illustration de la connexion pro- fonde entre soma et psyche. Toujours est-il que la variété et l’intensité des réactions qui émergent à travers le corps parlent de son potentiel à provoquer de profondes transformations.
 
De ce travail descriptif se dégage une force immanente, appelée à intervenir au cours du processus de la maladie. L’exploration théorique des concepts liés à l’expérience du corps vécu permet de saisir le pouvoir thérapeutique d’approches qui sauraient intégrer, plutôt qu’opposer, les dimensions du corps et de l’esprit. Si ce périple a pour quête un soulagement à la fois physique, psychique et spirituel, il a pour point de départ la redécouverte des liens qui découlent du rapport que le sujet entretient avec son corps, avec soi, avec l’autre, avec le monde et la transcendance. À la manière de poupées russes, ces concepts s’emboîtent les uns à la suite des autres, interreliés et interdépendants. La prise en compte de l’expérience du corps tout entier enclenche un processus d’autoguérison, lequel s’actualise à travers les expériences intersubjectives. Puis, en s’ouvrant au monde, en laissant le monde parler à travers lui, le sujet est en mesure de saisir l’ampleur du cycle qui à la fois le contient et le surpasse. Réaliste face à l’éventualité de sa perte, acceptant de se laisser altérer par la vie, l’émergence du sens au cœur de cette expérience peut avoir lieu.
 
En tant qu’il est l’expression d’une transcendance incarnée, le corps vécu offre un accès privilégié au Tout-Autre. La métamorphose rendue possible à travers l’épreuve de la maladie, témoigne de la profondeur existentielle de l’être et de sa dimension indéniablement spirituelle. Il ne s’agit pas ici d’un sacré en rapport avec la toute-puissance divine, aujourd’hui transposable à la toute-puissance médicale, mais bien d’un sacré lié à ce qu’il y a de plus humain en l’humain.
 

Notes

 Barbaras, R. (2005). « De la phénoménologie du   corps à l’ontologie de la chair », Le corps, sous la direction de J-C. Goddard et S. Roux, Paris, Librairie philosophique, p. 207-250.

2   Célérier, M-C. (1996). « Image du corps », Champ psychosomatique : médecine, psychanalyse, anthropologie, vol. 7, p. 116.
 
3   Toombs, S. K. (1992). The meaning of illness the phenomenological account of the different perspectives of physician and patient, Dordrecht, Kluwer Academic.

4   Daneault, S., V. Lussier, et coll. (2006). Souffrance et médecine, Québec, Presses de l’Université du Québec.

5   Moreau, N. et F. Vinit. (2007). « Empreintes  de corps. », Nouvelles pratiques sociales, vol. 19, no 2,   p. 34 à 45.

6   La phénoménologie est une approche philosophique, en plus d’être une méthode d’analyse en recherche qualitative. Giorgi parle d’une « science des phénomènes » qu’il définit comme étant « l’étude systématique de tout ce qui se présente à la conscience, exactement comme cela se présente […] ». Extrait tiré de : Giorgi, A. (1997). « De la méthode phénoménologique utilisée comme mode de recherche qualitative en sciences humaines : théorie, pratique et évaluation », dans La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques, sous la direction de Poupart et coll., Montréal, Gaëtan Morin, p. 341-2.

7   Da Silva-Charrak, C. (2005). Merleau-Ponty : le corps et le sens, Paris, Presses universitaires de France.
 
8   Échard, B. (2006). Souffrance spirituelle du patient en fin de vie : la question du sens, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, p. 253.

9   Richir, M. (1993). Le corps, essai sur l’intériorité, Paris, Hatier, p. 72.

10 Kearney, M. (2000). A  place  of  healing:  working  with suffering in living and dying, Oxford, Oxford University Press.

11   La guérison dont il est question ici est davantage reliée à un sentiment de bien-être et de paix intérieure, plutôt qu’à une guérison « physique » ou « psychique » objectivée médicalement.

12   Sapir, M. (1980). Soignant-soigné : le corps à corps, Paris, Payot.

13   Leduc, C. et L. Des Aulniers. (2010). Corps communicants en situation de proximité de la mort, le lien et le toucher, Montréal, Département de communication de l’Université du Québec à Montréal.

14   Rugira, J.-M. (2008). La relation au corps, une voie pour apprendre à comprendre et à se  comprendre  : pour une approche perceptive de l’accompagnement, Rimouski, Collection du CIRP, Département des sciences humaines de l’Université du Québec à Rimouski, vol. 3, p. 122 à 143.
 



Andréanne Côté est médecin diplômée de l’Université de Montréal. Après avoir exercé la médecine familiale pendant deux ans, elle décide de suivre une formation supplémentaire d’un an en médecine palliative. Elle pratique depuis 2011 au Centre hospitalier universitaire de Montréal au sein du service de soins palliatifs. De façon parallèle, elle est étudiante à la maîtrise en sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal, dans une concentration en études sur la mort. Elle s’intéresse aux thérapies complémentaires et alternatives, de même qu’à l’expérience spirituelle des personnes en fin de vie.




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